Je m’appelle Kabako, je suis Kabako. Encore Kabako, toujours Kabako. C’est moi Kabako, oui, je suis un raconteur d’histoires.
Spectacularly Empty... Triptyque sans titre... Radio Okapi... Le Festival des mensonges... Sur les traces de Dinozord... Pour en finir avec Bérénice... Le Cargo... Hamida et les brouillards... Congo... Drums and Digging... Statue of loss... Banataba... More more more future... Les titres des spectacles créés depuis plus de 20 ans. Car voici plus de 20 ans que je promène mes histoires sur les scènes du monde. Besoin aujourd’hui de m’arrêter sur cette archive de la création personnelle, besoin de l’interroger. Quels bouts de mon corps ai-je engagés dans chacune de ces pièces ? Surtout, quelles traces reste-t-il de ces pièces dans mon corps et dans mes gestes d’aujourd’hui ?
En 2017, avec Banataba, je découvre un village des forêts, village des rives du Fleuve Congo, terre de mes ancêtres maternels. Depuis j’y retourne régulièrement, en quête d’une archive familiale fracassée par l’Histoire dont les fragments se sont éparpillés entre l’île de Tabakili et Kisangani, récits d’où seuls émergent les noms des hommes du clan. Qu’avons-nous donc fait de nos mères, de nos sœurs, où sont nos femmes ?
Ainsi je pars à la recherche de Gbaga, le sculpteur le plus réputé en terres Lengola aujourd’hui, surnommé Prince, le Prince des sculpteurs. Gbaga sait parler au bois, Gbaga sait arracher des formes au bois pour y insuffler l’énergie des ancêtres disparus. Il sculptera pour moi les femmes disparues du clan maternel. Et puisque les statues parlent, je les convoque toutes sur scène, j’écoute leurs conversations sur la vie d’avant en terre Lengola et je danse la vie d’aujourd’hui, après la guerre, la crise, la guerre...Faustin Linyekula
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Depuis près de 30 ans, Faustin Linyekula conçoit sa danse comme un moyen de partir à la recherche du Congo, son pays et celui de ses ancêtres, pays des guerres sans fin et des tragédies quotidiennes. Congo est alors le nom d’un territoire immense et multiple, dans lequel les distances ne se mesurent pas en kilomètres mais en temps de trajet. Les délimitations entre les territoires qui le composent sont floues, élastiques, poreuses, contagieuses, du fleuve à la ville, de la forêt à la mine, du champ de bataille contemporain aux routes ancestrales. Le Congo de Faustin Linyekula est un espace-temps hybride façonné par plusieurs centaines de langues et de cultures. Un pays qui ne se laisse pas saisir, qui ne tient pas dans les limites des cartes, à la fois plus large et plus épais, plissé et éparpillé. Et-par-pillé parce que ces territoires hétérogènes et liés depuis toujours sont d’autant plus inaccessibles que, pour le chorégraphe, ils sont avant tout un miroir brisé par les colonisations, passées et actuelles, et par les désordres entretenus de l’intérieur et par l’extérieur.
Pourtant, il en rapproche patiemment les morceaux qu’il trouve. Brisés, bannis ou interdits, distanciés, ils se sont perdus, ils n’ont parfois plus qu’un souffle incertain, des résonances souvent infimes. S’il est congolais, si cela a du sens de le dire ou de le croire, c’est dans et par son corps, comme si son corps, sa voix, son souffle, étaient des archives vivantes et engrammées, inscrites, instruites, en lui, et qu’ils savaient quelque chose que lui-même ignore.
Faustin Linyekula a nommé sa compagnie, les Studios Kabako, du nom de ce personnage de la pièce Mhoi-Ceul du dramaturge ivoirien Bernard Dadié devenu le double du danseur au fil des créations. Mais ce Kabako est un conteur qui préférerait danser plutôt que parler. Kabako-Linyekula parcourt le monde, invité sur les cinq continents à présenter ses quêtes dansées. Il porte avec lui ce Congo défait comme un bagage et comme une peine, comme une offrande et comme une charge.
Lorsqu’il envisagea un projet pour les 20 ans des Studios Kabako, Faustin Linyekula lui donna un titre comme une synthèse de son travail chorégraphique : My body, my archive. Ce serait l’occasion de refaire le chemin, de composer un puzzle mémoriel à travers des spectacles qui sont aussi des étapes d’une recherche du pays imaginaire et pourtant présent. Aussi My body, my archive peut être vu comme un jeu de citations de spectacles passés, même si là aussi l’exactitude ne compte pas, la référence n’a pas à être certaine, l’attention, l’intuition et l’énergie qu’elles nourrissent sont autrement décisives.
Mais ce premier élan en croisa un second. Pour une autre création, Faustin Linyekula avait retrouvé le chemin du clan de sa mère. Il revenait depuis dans le village quelques fois, et finit par s’étonner que les récits qu’il y recueillait ne portaient que sur des ancêtres masculins (et alors même que le clan portait le nom d’une femme). Où sont les femmes, demanda-t-il, et pas seulement aux membres du clan, pas seulement aux conteurs, pas seulement aux ancêtres à qui le chorégraphe demanda aux joueurs de percussions de s’adresser même s’ils ne savaient pas frapper cette question, pas seulement à un sculpteur à qui il commanda bientôt les effigies sculptées de ses ancêtres féminines – non, également à lui-même. Car les fragments de mémoires amassés durant 20 ans de création de Kabako étaient eux aussi attachés à des figures masculines, découvrait-il.
My body, my archive est ainsi le double chemin entremêlé d’une mémoire vers soi-même, une double échelle en spirale pour relier les territoires enfouis du passé avec le présent, comme pour dégager, étendre, multiplier les chemins possibles à suivre demain.
Mais là encore, ce n’est qu’une version des faits, car on l’a compris : l’authenticité, le vrai et le certain ne sont pas la matière de ces émotions. L’impulsion de Kabako lui fait suivre aussi d’autres rives. À Kisangani, la métropole de l’est de la RDC où la compagnie est basée, les Studios Kabako sont devenus aussi un lieu de formation et d’initiatives, accompagnant de jeunes artistes et encourageant des démarches personnelles et artistiques en prise directe avec des contextes spécifiques. Et depuis quelques années, Faustin Linyekula est également sorti de l’immense ville pour installer un nouveau projet au cœur une vaste parcelle de forêt, où il organise le dialogue entre arts, bribes persistantes de savoirs traditionnels et hypothèses des sciences actuelles, questionnements socio-écologiques locaux et internationaux. My body, my archive porte aussi ces traces-là : celle d’un chemin perpétuel à travers des territoires séparés, violentés ou éloignés, un chemin alors fait de mise en relation des temps, des êtres et des histoires, des hommes et des femmes, de l’eau, des habitations, des forêts, des fleuves, du sol, du bois, de la lumière, des charges qu’ils et elles portent, des forces qu’ils et elles transmettent.
Dans My body, my archive, des tambours résonnent, ils frappent un rythme reformulé, recomposé, trafiqué pour accueillir les ancêtres femmes de Faustin Linyekula alors que Gbaga apportait les sculptures. Plus loin, l’oncle Ignace accueille dans sa maison de Kisangani les mêmes statuettes, et ce catholique convaincu surprend son monde en leur parlant comme à des proches, leur souhaitant la bienvenue dans la maison familiale. Relier n’est pas rejouer ou entretenir, mais offrir la possibilité d’inventer la danse du présent.