Veux-tu que je te bande les yeux ? Pourquoi ? Pour te ramener à la maison Cité dans The Dialogue Series : III. Dinozord, chorégraphie de Faustin Linyekula (2006)
La porte de l’invisible doit être visible. René Daumal, Le Mont Analogue (1944)
Une rencontre en Suisse puis la recherche d’un passage entre l’Europe et le Congo via les États-Unis
À l’automne 2021, Vidy propose au chorégraphe congolais Faustin Linyekula de rencontrer la danseuse de krump Amandine Tshijanu Ngindu dite Mamu Tshi. À 47 ans, le premier est considéré comme l’un des artistes africains les plus importants de sa génération. Sa danse est une recherche de son pays, son histoire, ses mémoires, sa présence sensible. Il perçoit son corps comme l’archive de savoirs (sensibles, familiaux, traditionnels) et d’une histoire qu’il ne connaît pas. De 16 ans sa cadette, la seconde est née au Congo, qu’elle quitte pour Lausanne où elle vit et travaille depuis. Sous le nom de Mamu Tshi, elle pratique le krump, une danse urbaine américaine conçue dans les ghettos de Los Angeles pour offrir aux jeunes du ghetto un moyen de s’exprimer de manière saine et positive dans un environnement et un système où la violence est omniprésente. Si le krump peut sembler une danse agressive par l’extrême vivacité des mouvements et l’expressivité des visages, il n’exprime aucun conflit mais au contraire une louange à la vie et ses puissances. Aujourd’hui, sous le nom de son personnage de danse, Mubulu (agité, en Lingala, l’une des langues du Congo), Mamu Tshi est l’une des danseuses de krump les plus réputées et titrées au niveau mondial.
Débute un dialogue entre les deux. Sur la danse, et leur pratique respective : pour Amandine Tshijanu Ngindu, sa danse est un équilibre entre intériorité et extériorité, contrôle et lâcher-prise, et elle se rapproche de la danse africaine par sa dimension spirituelle et communautaire. À l’écoute du corps, tournée vers le Congo, alternant contorsions rythmées ou accélérées, chants anciens et lenteur Faustin Linyekula. Sur une histoire commune, sur un passage possible de l’Europe au Congo et retours, et sur leurs âges, leurs chemins, leurs expériences, leurs héritages différents.
Un voyage au Kasaï à l’été 2022
Quelques jours après leur rencontre, Faustin Linyekula propose à Amandine Tshijanu Ngindu de l’accompagner au Congo, plus précisément au Kasaï, province du centre du Congo RDC, à 1000 km à l’est de la capitale Kinshasa où réside le chorégraphe. La grand- mère de Mamu Tshi était originaire de Kananga, la capitale du Kasaï-Central. Et Faustin connait mal cette région. C’est pourtant la terre d’origine du Royaume Luba, le plus ancien connu au Congo (leur territoire est un royaume dès le IIe siècle, un empire au XVe). De nombreuses élites congolaises, politiques et artistiques, sont issues du peuple Luba ; si son sous-sol est riche en minerais, les infrastructures restent peu développées et les provinces du Kasaï sont pauvres. L’influence des Luba se retrouve pourtant partout dans la vie politique et culturelle du Congo, notamment à travers le Mutuashi, une danse et un style musical Lubas apparu dans les années 1960 et qui deviendra dès les années 1980 aussi populaire que la rumba congolaise, en Afrique centrale et au-delà. Ils partent ensemble à l’été 2022.
Un portrait dansé
Trouver un passage entre la Suisse et le Congo, entre le Krump de Mamu Tshi et la danse contemporaine de Faustin, pour voyager ensemble à travers un territoire auquel ils sont liés l’un et l’autre mais qu’ils ne connaissent pas. L’un se fait le Virgile, l’initiant, le chemin de l’autre sur une terre qu’il et elle découvrent ensemble. L’un transmet à l’autre une partie de son histoire. Grâce à Amandine, Faustin ajoute quelque chose à sa connaissance de l’imaginaire du Congo dont il est parti à la recherche depuis 30 ans à travers sa pratique de la danse. Grâce à Faustin, Amandine retisse le lien avec sa famille et l’esprit de ses origines. Faustin lui ouvre la porte invisible du Congo et Amandine celle du Kasaï, de l’ethnie Baluba et de son art.
Au retour, il et elle chorégraphient un portrait de Mamu Tshi qu’elle interprète elle-même. Chargé
e s de leurs histoires personnelles et de leur voyage, de ce qu’il et elle ont reçu l’un de l’autre, une danse comme le dessin chorégraphique de la porte vers le pays imaginaire, le « chez nous », le « d’où je viens » de la diaspora. Un pays lointain qui, à travers le krump et Mamu Tshi, aura transité par les États-Unis. Un corps est une archive – une histoire longue de plusieurs siècles, même fragile, même brisée par la colonisation, même confondue par la décolonisation, est peut-être une danse.