Site personnel d’Eric Vautrin, dramaturge du Théâtre Vidy-Lausanne

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L’Histoire n’est pas exacte ¬ Sur le théâtre de Rabih Mroué et Lina Majdalanie

  • Texte écrit pour accompagner la création Hartaqat de Rabih Mroué et Lina Majdalanie à Vidy en 2023
  • Une première version avait été lue en 2016 à Mulhouse à l’invitation de La Filature à l’occasion d’une exposition et d’un spectacle de Rabih Mroué.

Les œuvres de Lina Majdalanie et Rabih Mroué semblent être des témoignages documentaires. Leurs récits sont ancrés dans la réalité de leur pays, le Liban. Il et elle en rapportent la vie de ses habitantes, les contradictions de sa société, son histoire récente comme l’actualité tourmentée de cette région du monde. Les situations qu’il et elle mettent en scène semblent plausibles, rappelant tel événement historique, telle destinée individuelle.

Pourtant, leurs spectacles jouent d’ellipses et de raccourcis, de rapprochements et de montages et ne distinguent pas les aléas des vies anonymes des faits historiques. Ainsi, il ne s’agit pas ici de documentaire ni de récit historique, encore moins de séparer le vrai du faux : la question est ailleurs, dans le maintien de la possibilité d’inventer un avenir autre que celui imposé par les idéologies religieuses et néolibérales qui depuis plusieurs décennies exacerbent les violences et entraînent ce pays dans une impasse sociale comme politique.

L’ordinaire et l’exceptionnel, comme le réel et la fiction, finissent ici par se confondre. Il s’agit moins de « faire l’histoire » ou d’être les témoins de situations inextricables que de rétablir du jeu, de la surprise, de l’accident et, peut-être plus que tout, de l’initiative humaine avec ce qu’elle peut avoir de fragilité, d’incertitude et d’inventivité. Il s’agit moins de rétablir la prétendue vérité des faits que de réfléchir à la manière dont celle-ci s’invente, se falsifie, se transforme, se raconte.
Leurs personnages ne sont pas des héros, des figures exemplaires, des leaders apportant la « bonne parole ». Mais ils rusent avec les mémoires falsifiées, les symboles oppressants et les pouvoirs autoritaires pour s’organiser face au désastre des guerres et des oppositions délétères. Ils ouvrent ainsi une voie qui ne vaut que pour eux, mais qui rappelle qu’une autre vie est possible, que rien n’est définitif, que chacune peut participer à déjouer la fatalité. L’histoire personnelle croise, commente et révèle l’histoire sociale et politique ; et l’art devient ce qui permet de dérouter l’adversité.

Le Liban de Lina Majdalanie et Rabih Mroué est ainsi le nom d’un pays écartelé entre Orient et Occident, intégrisme religieux et néolibéralisme, héritage culturel inestimable et pétrodollars. Mais il se révèle être aussi un espace imaginaire, un terrain commun qui nous est familier, celui que nous traversons chaque fois que nous refusons de séparer idées et émotions, vie personnelle et enjeux sociaux majeurs, histoire et mémoire – chaque fois que nous refusons de réduire le débat politique à des oppositions binaires et la vie humaine à une idée simple et abstraite, à l’évolution contrainte et rectiligne. Alors la représentation et l’incarnation théâtrales, lorsque l’acteurrice est luielle-même ou lorsqu’ilelle disparaît au contraire dans un personnage, résonnent avec les enjeux de l’individu face à l’individualisme et aux idéologies de toutes sortes.

L’art de Lina Majdalanie et Rabih Mroué est critique, leur théâtre est politique, mais il et elle ne prétendent à aucun instant savoir mieux que nous ce qu’il faut penser ou décider. Il et elle montrent plutôt que le passé n’est jamais définitivement passé, et qu’en ne prenant pas en compte sa complexité, nous courons le risque qu’il se répète indéfiniment – ce qui, dans le cas du Moyen-Orient, prend une résonance terrible. Il et elle révèlent que la résistance à toutes les formes d’oppression est avant tout une foi dans la capacité de l’homme à inventer sa vie. Il et elle rappellent que l’art n’est pas la solution, mais l’occasion de réinvestir ce qui trop tôt se fige, se simplifie et contraint la vie. Il et elle démontrent que notre destin commun s’invente entre nous, dans l’échange et la discussion, entre incertitudes et espérances, plutôt qu’à travers des discours tonitruants et simplificateurs. Citant Claudel, il et elle nous rappellent ainsi, avec une lucidité teintée de bienveillance, que « le pire n’est jamais certain ».

Voir en ligne : sur le site de Vidy