Site personnel d’Eric Vautrin, dramaturge du Théâtre Vidy-Lausanne

¬ Textes


Survivre et transmettre, sur Nachlass de Stefan Kaegi (Rimini Protokoll)

Nachlass, de nach, après, et lassen, laisser. Nachlass, comme ce que laisse
un défunt derrière lui. Le metteur en scène Stefan Kaegi et le scénographe
et plasticien Dominic Huber, rejoints par le cinéaste Bruno Deville et la
dramaturge Katja Hagedorn et assistés de Magali Tosato, ont enquêté sur la
mort aujourd’hui. C’est en effet devenu un enjeu de société majeur : au cours
du siècle dernier, l’espérance de vie en Suisse a augmenté de près de 40 ans.
Grâce à une médecine de plus en plus performante, il devient possible de
reporter la fin de la vie de plus en plus tardivement, alors que la législation
accorde, à l’inverse, le droit de décider du moment et des circonstances de
son propre décès. Et les questions liées à la fin de vie, à la solidarité entre les
générations ou à l’impôt sur les successions sont âprement débattues. Ainsi
la mort relie et condense aujourd’hui des enjeux personnels et familiaux, mais
aussi éthiques, médicaux, économiques, urbanistiques, sociaux, culturels et
spirituels, sans qu’il soit possible de les distinguer simplement. En quoi les
lois et les progrès médicaux affectent-ils les choix personnels ? Quelle place
pour les traditions et les rituels à l’heure de la globalisation et de la mort
anticipée ?

Mathilda Olmi / Vidy

Pour y répondre, l’équipe rassemblée autour de Stefan Kaegi s’est rendue
pendant deux ans dans des centres de soins palliatifs et des hôpitaux, dans
des laboratoires scientifiques et des entreprises de pompes funèbres, auprès
de médecins légistes, de neurologues et de notaires, dans des maisons de
retraite et auprès de communautés religieuses – pour qui la mort est une
affaire courante. Ils ont rencontré ensuite des personnes qui prévoient, pour
différentes raisons, leur propre mort. Ils ont préparé avec certaines d’entre
elles une chambre particulière mettant en scène leur nachlass, les traces de
leur vie qui leur surviraient, ou la manière dont elles envisagent leur propre
disparition : la mise en scène d’une transmission, d’un legs, d’un partage
avant de partir. La distance inhérente à tout projet artistique a permis à ces
personnes de se risquer à anticiper leur mort de leur vivant, en imaginant à
quoi pourrait ressembler un espace qui évoquerait leur souvenir quand elles
ne seront plus là. Un couple âgé, décidé à mourir ensemble, raconte sa vie et
se rappelle sa jeunesse ; une femme réalise un rêve avant de mourir ; un père
s’adresse à sa fille ; un scientifique examine techniquement ce qui lui survivra ;
un Zurichois d’origine turque voit son décès comme un retour aux origines
dans son pays natal.

Mathilda Olmi / Vidy

Les huit chambres ainsi préparées sont devenues autant des lieux de mémoire
que l’occasion de confidences des absents aux présents. Chaque témoin a
choisi la place qu’il donne aux hôtes de passage que nous sommes, et sa
manière de transmettre quelque chose de sa vie. Il met en scène son absence
autant que la situation d’écoute, et il nous parle.

Mathilda Olmi / Vidy

Les chambres sont ainsi autant de seuils entre la présence et l’absence,
entre la vie et la mort, témoignage sensible de la seule expérience humaine
à ne pouvoir être relatée. Créant ainsi une situation inédite éminemment
théâtrale – la scène est toujours un seuil entre la fiction et le réel, l’absent et
le présent – Nachlass s’adresse aux vivants et rappelle, s’il en était besoin, que
les morts ne disparaissent pas avec le décès. Ils interviennent au contraire
dans la vie des vivants et interagissent avec eux, dialoguent, influencent,
proposent, invitent à entrevoir sa propre vie différemment. Ainsi, Nachlass
n’expose pas l’œil noir et aveugle de la mort, mais dessine les contours des
limbes d’aujourd’hui et montre comment, quoi qu’ils en disent, les vivants
accueillent les défunts et cheminent avec eux.

Mathilda Olmi / Vidy

Ainsi le théâtre documentaire de Rimini Protokoll témoigne-t-il de la relation
paradoxale que la société contemporaine entretient avec la mort. Car si notre
modernité s’est caractérisée par son déni jusqu’à refouler les mourants hors
de l’espace familial, dans l’anonymat de l’hôpital, elle n’a jamais été aussi
médiatiquement exposée et socialement présente. Pourtant, cette récurrente
mise en scène médiatique, médicale et sociale ne peut parvenir à surclasser le
scandale de la disparition. De quoi est faite la vie que nous avons vécue, quel
souvenir laisserons-nous, combien de temps les vivants l’entretiendront-ils,
quel sera notre legs aux générations suivantes – restent des questions qui ne
disparaissent pas avec les formulaires administratifs et les questions éthiques
liées à la fin de vie. Et si prévoir n’est pas accepter, le souci de sa propre
finitude est peut-être aussi la condition d’une vie sereine. Ainsi Nachlass, au-
delà de son témoignage social ou sociétal, rappelle à chacun ce qui le lie aux
autres et à son temps, ce qu’il reçoit et ce qu’il transmettra.

Eric Vautrin, septembre 2016

Voir en ligne : Sur le site de Vidy