Site personnel d’Eric Vautrin, dramaturge du Théâtre Vidy-Lausanne

¬ Textes


Le passé et l’exil, hérésies libanaises ¬ Entretien avec Lina Majdalanie et Rabih Mroué

  • Propos recueillis par Éric Vautrin, dramaturge du Théâtre Vidy-Lausanne (janvier 2023)

Hartaqat met en scène trois textes, de trois auteurs différents. Comment les avez-vous réunis ?

Rabih Mroué : Ces textes ont ainsi été écrits par des Libanais qui ont quitté le Liban, et ce sont aussi des écrivains – au sens où écrire est en effet leur activité principale. Liban, exil et littérature les rapprochent en premier lieu. Mais leurs histoires et leurs textes sont aussi complémentaires : ils sont de trois générations différentes – Bilal Khbeiz a connu le Liban de l’avant-guerre civile, Rana Issa est née au début de la guerre et Souhaib Ayoub à la fin. Bilal Khbeiz est un journaliste et un intellectuel qui a eu une forte influence dans le milieu culturel du Beyrouth des années 90, la famille maternelle de Rana Issa est d’origine palestinienne et a grandi dans les camps de réfugiés du Sud-Liban, Souhaib Ayoub vient de Tripoli, la grande ville du Nord. C’était passionnant pour nous de réunir ces textes qui sont nourris d’un arrière-fond commun, le Liban contemporain et l’expérience de l’exil, mais avec des perspectives différentes.
Enfin, ce sont aussi des rencontres. Nous connaissons Bilal Khbeiz depuis les années 90 à Beyrouth. Dans les années 90, à Beyrouth, nous échangions souvent dans des cercles d’amis, d’artistes ou d’intellectuels. Il a écrit sur notre travail et sur celui des artistes libanais de l’époque, et sa réflexion avait une grande influence sur nous tous. Sa pensée est libre, précise et courageuse. Il a payé le prix de ce courage, il a reçu des menaces et il a dû quitter le Liban. Il vit aujourd’hui à Los Angeles.
Nous avons connu Rana Issa plus tard, d’abord à travers ses articles, lorsque nous vivions à Beyrouth. Elle avait une façon formidable d’écrire sur sa vie, sur sa famille d’origine palestinienne ou sur le patriarcat, avec une autodérision qui nous impressionnait. Le texte que nous mettons en scène est à l’origine une commande que je lui avais faite dans le cadre d’un événement que j’organisais à Francfort sous le titre « Ceci n’est pas le Liban ». Elle ne l’a pas fini à temps et elle en a lu un autre – mais elle m’a envoyé plus tard ce qu’elle avait commencé. Nous avons eu immédiatement l’intuition que nous devions faire quelque chose avec son texte, très surprenant et très fort.
J’avais aussi invité Souhaib Ayoub à cet événement. Nous nous étions rencontrés brièvement à Berlin. Suite à sa lecture, nous avons souhaité lui commander un texte qui vienne s’ajouter à ceux de Rana Issa et de Bilal Khbeiz. C’est le seul texte à avoir été écrit pour le spectacle spécifiquement.

Ces trois textes témoignent de l’expérience de l’exil – mais ils décrivent aussi trois façons de traverser les frontières, pas seulement nationales : entre les générations, les genres, les langues… et montrent combien ces frontières sont tout aussi figées et, à leur manière, violentes. Finalement ces textes interrogent l’exil, le refus d’une situation assignée, l’isolement volontaire face à la majorité et le face-à-face à la solitude.

Lina Majdalanie : Rana Issa décrit la transgression des conventions sociales et les règles patriarcales, par une femme et à travers les générations, puisqu’elle évoque aussi la vie hors-du-commun de sa grand-mère. Rana Issa est aussi une descendante de réfugiés palestiniens. Elle a immigré en Norvège après un mariage, est retournée à Beyrouth avant de partir à nouveau. C’est une femme qui s’est confrontée à différentes frontières, de différentes sortes. Traductrice de profession, elle ajoute en effet une autre dimension à travers sa réflexion sur la langue. Bilal Khbeiz affronte les frontières politiques en homme libre : il est connu pour critiquer indépendamment la droite et la gauche. Il s’est permis de critiquer les partis de gauche libanais, dans les pays arabes et en général, à l’international. Au Liban, il est parmi les premiers à avoir assumé l’impossibilité à déterminer à quel clan politique il appartient. Or dans ce pays peut-être encore plus qu’ailleurs, on aime classer les gens, distinguer clairement les Libanais des Palestiniens, les musulmans des chrétiens, les gens de gauche et de droite, etc. Lorsque l’appartenance de quelqu’un à tel ou tel groupe n’est pas certaine, cela devient littéralement insupportable, féroce, pour tout le monde. Or ce positionnement flottant, qui n’est pas du tout contradictoire avec l’engagement, au contraire, est inscrit dans la pensée politique de Bilal Khbeiz. Et aujourd’hui, depuis la révolution, il est remarquable que ce type de pensée et de positionnement soit devenu commun. Bilal Khbeiz représente en ce sens une avant-garde politique. Enfin, Souhaib Ayoub rapproche les frontières entre les pays de celles entre les corps.

Rabih Mroué : Nous avons quitté le Liban mais nous y sommes toujours. Nous n’avons jamais quitté le Liban mentalement. Nous y pensons sans cesse, nous prenons des nouvelles quotidiennement, peut-être davantage encore que lorsque nous y étions. Nous sommes à la fois ici et là-bas, sans pouvoir agir sur ce qui se passe là-bas. C’est comme si nous n’étions jamais là où nous sommes. Et en même temps, comme l’écrit Rana Issa, nous ne savons pas comment organiser, comment relier les deux cultures entre lesquelles nous vivons. Nous avons choisi ces textes aussi car qu’ils évoquent notre propre situation. Nous avons le privilège d’avoir quitté le Liban volontairement, nous n’avons pas de problème d’argent, nous travaillons, nous vivons en paix. Mais nous n’avons quitté ce pays qu’en apparence.
Lina Majdalanie : C’est ce que décrit Bilal Khbeiz : tu es tout le temps là-bas, ta tête, tes émotions, tout ce que tu désires, tu le vis là-bas, à distance, comme par procuration. En même temps, tu te sens inefficace, parce que tu es hors de l’espace public. La manière dont Bilal Khbeiz décrit cette tension absurde me touche profondément. Même si tu sais que tes amis sur place, que des Libanais agissent, luttent ou même échouent, tu as l’impression d’être à la fois là-bas et impuissant. Les trois textes, à leur manière, décrivent cette solitude.

Comment vivez-vous la situation au Liban, aujourd’hui depuis la révolution d’octobre 2019 et l’explosion du port de Beyrouth le 4 aout 2020 ?

Rabih Mroué : C’est de pire en pire. Le plus affreux, c’est peut-être que notre génération et la précédente ont beaucoup analysé, décrit, discuté ce qui se dessinait, ce qui pourrait arriver si la situation empirait. Nous le savions ! Même si nous ne pouvions ou ne voulions pas y croire et que nous appelions à un changement. Et pourtant, ce que nous vivons aujourd’hui est le pire possible. C’est comme tomber dans un trou sans fond, sans avoir rien à quoi s’agripper. Tous les jours, on pense qu’on a atteint le pire, qu’on a touché le fond, et pourtant cela empire encore. Et on découvre qu’il est possible de tomber encore plus bas dans l’abysse. Le Liban traverse la pire crise sociale, politique et économique de son histoire. Avec une grande nouveauté : pour la première fois, nous avons l’impression que personne, plus aucun pays, ne veut sauver le Liban. Les Libanais sont livrés à eux-mêmes. Ils doivent se débrouiller pour tout, pour les besoins les plus ordinaires comme l’eau, la nourriture ou la santé. Nous en sommes sans doute à un tournant, à un point critique qui va déterminer ce que le Liban deviendra dans le futur. Il est certain que ce ne sera plus jamais comme avant.

De quelle manière, selon vous, votre spectacle aborde-t-il des questions propres au Liban, ou à travers lui résonne au-delà des frontières de votre pays ?

Lina Majdalanie : Notre travail est depuis toujours une tentative d’aller au-delà de l’éphémère ou du circonstanciel pour chercher des causes ou des structures souterraines qui sont à nos yeux les plus importantes. Les petits ruisseaux indiquent qu’il y a des fleuves quelque part. Dans le texte de Bilal Khbeiz, je pense que toute personne exilée pour une raison ou pour une autre peut se retrouver dans ce qu’il décrit, à travers son expérience de l’exil – mais aussi toute personne qui prendrait le temps de regarder sa vie et ce qu’il a traversé, et ce que sont devenus ses espoirs, son corps, ses fatigues, ses batailles entre frère et sœur, mari et femme, copains, collègues ou adversaires. Et le sexisme, la misogyne ou l’homophobie se retrouvent partout, par exemple. Bien sûr, les rouages de la discrimination peuvent être ancrés différemment, mais dans la réponse à apporter, il y a probablement quelque chose dans lequel tout le monde peut se reconnaître. Rana Issa expose des spécificités de la langue arabe – mais c’est aussi une invitation à aller voir chacun dans sa propre langue et dans les mots que nous utilisons. Mais il y a aussi autre chose : Souhaib Ayoub décrit Tripoli, qui est une ville dans une situation très différente de celle des camps palestiniens au sud de Beyrouth où Rana Issa place une partie de son récit. Mais ce qu’ils décrivent l’un et l’autre ne date pas d’aujourd’hui : ce sont des situations qui s’étirent sur des décennies voire des siècles, et qui continuent à avoir des conséquences sanglantes. L’universel se loge dans les grandes structures historiques.

Les trois textes évoquent en effet les héritages du passé, les antécédents d’une situation donnée, la présence des grands-parents. Dans ton film, Rabih Mroué, qui est projeté durant le troisième chapitre du spectacle, ce qui vient semble être fait de ce qui a eu lieu, comme si le passé s’accumulait ou se répétait. Comme ce que tu disais tout à l’heure : on voit venir, mais cela arrive tout de même, en pire.

Lina Majdalanie : Non, l’histoire ne se répète pas. Passé, présent et futur se ressemblent parfois, mais il faudrait plutôt dire qu’ils s’entremêlent. Par exemple, nous avons hérité de l’empire ottoman un certain nombre de problématiques, auxquelles se sont ajoutées celles du colonialisme français – ou anglais ailleurs dans la région. L’un et l’autre ont apporté beaucoup de choses, certaines bonnes d’autres mauvaises. Mais elles n’ont pas été pensées, leurs conséquences n’ont pas été résolues et elles persistent encore aujourd’hui. Les héritages de ces époques ne restent pas séparés ou hétérogènes. Plus tard viennent le communautarisme, les systèmes politiques confessionnels et clientélistes, puis la guerre. Rien n’a été pensé, une fois encore, et tout a repris comme avant. Les événements surgissent pour des raisons spécifiques mais ne sont pas séparés de ce qui les a précédés. Leurs conséquences deviennent moins visibles, puis ressurgissent d’une autre manière, comme si elles se cristallisaient sous une forme nouvelle. Et cela continue, surtout que rien n’est jamais vraiment résolu. Au contraire, personne ne cherche à solder ces héritages ou résoudre ses questions. Nous vivons une situation où, pour ceux qui auraient le pouvoir de le faire, il faut surtout que rien ne change.

Rabih Mroué : Mon film traduit l’idée de cette chute sans fin, de ce tas de ruines qui s’accumule indéfiniment. Chaque nouvel événement qui apparait change la perception que nous avons de l’ensemble du film, mais sans le transformer. Ce n’est pas la même chose : cela s’ajoute, se superpose et semble changer tout le temps, sans jamais devenir vraiment autre chose, sans transformation radicale. Ce film n’est pas une boucle, même s’il y ressemble : il évolue sans cesse, j’ajoute des images sans arrêt… ! Je crois qu’il n’y a pas répétition de l’histoire, mais une constante accumulation de violences. La violence au présent peut sembler être la même que celles du passé, mais en fait à chaque époque elle est différente tout en étant provoquée et amplifiée par l’accumulation et la collusion du passé avec le présent.
Un autre point : je ne peux pas parler pour ce qui est hors du Liban, mais dans ce pays, toutes les générations font comme si les générations précédentes n’avaient rien fait. Il est pourtant évident que tout ce dont nous héritons vient du passé et des générations précédentes, mais nous le nions. Comme si nous commencions de zéro, comme si le monde débutait avec nous. Mais le point zéro n’existe pas. Le présent est une accumulation des passés, et on ne peut pas l’annuler. Alors on ne peut pas comprendre comment déjouer la violence, on est condamné à la subir.

Votre travail ne serait-il pas justement une tentative théâtrale de contrer la fatalité, celle-là même que vous venez de décrire ?

Lina Majdalanie : Dans le précédent projet, Borborygmus (2019), il y avait beaucoup d’humour, mais c’était un projet de désespoir, nous ne croyions plus en rien, dans la vie comme au théâtre. Les trois textes d’Hartaqāt, par contre, explorent une alternative possible. Avec eux, nous découvrons que tant que tu analyses, réfléchis, élabore des systèmes de pensée, de paroles, de logique, de discours, il y a une sorte de minimum d’espoir, de perspectives, de possibles. Et ce, même s’il y a moins d’humour dans ce spectacle – c’est en effet sans doute notre travail le moins distancié, nous faisons d’habitude plus volontiers appel au sarcasme et à l’ironie ! Et il y a autre chose : ces textes nous permettent d’être ensemble, de penser avec d’autres. C’est nouveau pour nous qui ne montons pas des textes, au théâtre, habituellement. À Beyrouth, nous nous rencontrions souvent pour discuter, échanger, réfléchir ensemble. Aujourd’hui nous en avons bien moins souvent l’occasion. Cette sorte de dialogue collectif, avec les personnes présentes ou à travers les textes, les réflexions de ces auteurs, permet d’imaginer comment se renouveler, recommencer, continuer, bifurquer peut-être, réinventer une manière d’être ensemble.
Car s’il y a de la colère, du refus, de l’opposition dans ces textes, il n’y a pas de désespoir. Ce sont des personnes qui continuent, qui pensent, prennent position tout en se regardant avec distance et autodérision – bref, qui sont vivantes. Oui, le futur est confus, sombre, impossible, mais ces auteurs et ces acteurs, ainsi que le musicien Raed Yassin qui nous accompagne sur cette création et dont la présence et la musique sont une autre forme merveilleuse d’intelligence et de résistance, témoignent qu’une parole au présent est possible. Les projets politiques ou les partis confessionnels libanais promettent toujours des futurs incroyables, en se basant sur une prétendue renaissance d’un passé mythique, d’un Âge d’or improbable – mais ils ne parlent jamais du présent. Nous faisons le contraire.

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Brève chronologie libanaise

1920 – 1943 : après la chute de l’empire ottoman à la fin de la Première guerre mondiale et la signature du Traité de Lausanne en 1923, mandat de protectorat français.

1943 : Indépendance. Système politique confessionnel répartissant les pouvoirs entre Maronites, Sunnites, Chiites, Grecs orthodoxes, Druzes et Grecs catholiques.

1943-1975 : Première République du Liban. Développement rapide. Surnommé la petite Suisse du Moyen-Orient. L’afflux d’étrangers occidentaux n’empêche pas les tensions inter-confessionnelles.

1948 : exode massif des populations palestiniennes – aussi appelé Nakba (la catastrophe) – suite à la guerre israélo-arabe. Une partie s’installe dans des camps de réfugiés au sud du Liban, dont certains existent toujours. Nouvel afflux de réfugiés en 1970.

1975-1989 : Guerre civile libanaise. Les milices chrétiennes s’opposent aux Palestiniens et leurs alliés locaux. La Syrie intervient avec l’aval de l’opposition chrétienne (1976). Israël envahit le Liban une première fois, puis une seconde fois 4 ans plus tard. 1982 : Massacres des populations civiles des camps palestiniens de Sabra et de Chatila perpétrés par des milices chrétiennes sous les yeux des assiégeants israéliens. 1985 : l’armée israélienne se retire partiellement du Liban, conservant dans le Sud une zone sous son contrôle avec la collaboration d’une milice chrétienne, l’Armée du Liban Sud (ALS). Le Général chrétien Michel Aoun est nommé Premier ministre par intérim en 1988. Affrontements très meurtriers entre milices musulmanes et chrétiennes puis entre Chrétiens.

1989 : accords de paix signés à Taef, en Arabie Saoudite. Ils règlent le partage du pouvoir entre les différentes forces. Ils consacrent le désarmement des milices - à l’exception, dans les faits, du Hezbollah qui continue de combattre l’occupation israélienne du Sud-Liban - et entérinent de facto la présence syrienne. Le Général Aoun, qui s’y oppose, doit s’exiler en France. Fin de la guerre civile.

2000 : évacuation du Sud-Liban par Israël, harcelé par le Hezbollah, qui en fait sa victoire.

Février 2005 : assassinat du Premier ministre Rafic Hariri. Mouvement massif de protestation marqué par l’alliance des Chrétiens, des Musulmans sunnites et des Druzes qui, associé à une forte pression des États-Unis et de la France, contraint la Syrie à se retirer du Liban.

2012 : le Liban subit les conséquences de la guerre civile syrienne. Tripoli et le nord du pays voient affluer des réfugiés syriens tout en servant de base arrière pour des partisans aussi bien pro- qu’anti-Bachar.

2014 : 330 jours de négociations sont nécessaires pour former un gouvernement. Le Parlement n’a pas été renouvelé depuis 2009 en raison de la guerre en Syrie.

2019 : le pays plonge dans la crise économique. Le nombre de Libanais vivant sous le seuil de pauvreté passe de 28 % en 2019 à 55 % en mai 2020.
En aout 2020, des explosions au port de Beyrouth font plus de 200 morts et détruisent plusieurs quartiers historiques.

Voir en ligne : sur le site de Vidy