L’œuvre de Steven Cohen peut prendre des formes plastiques ou performatives. Ses peintures ou sérigraphies sont des collages faisant cohabiter des iconographies diverses, références à l’histoire de l’art, la religion, la pop culture ou une mémoire dépareillée de l’histoire sociale. Il réalise également des meubles, restaurant et « augmentant » des objets existants — visages extatiques ou phallus sur des toiles de siège, cornes prolongeant un dossier, plumes léchant un accoudoir, etc. — notamment en rembourrant les assises et cadres anciens avec des toiles sérigraphiées et peintes à la main. Pour la création de Boudoir, il revisite ce type de techniques liées aux arts visuels qu’il a utilisé à ses débuts. Ces meubles sont souvent d’inspiration ou d’origine Art Nouveau ou Liberty, ces époques où l’excentricité, l’imitation libre des formes naturelles ou animales et l’extrême raffinement se côtoyaient dans un même objet : meubles chimériques relevant d’une alchimie aussi délicate que provocatrice par ses hardiesses formelles. Époques où la technologie naissante des premiers gramophones encourageait un spiritisme florissant et le dialogue avec les défunts. Époques qui sont aussi celles du colonialisme triomphant, des exhibitions d’êtres humains, de l’exploitation à outrance de la main-d’œuvre ouvrière au profit d’une classe bourgeoise et privilégiée, et qu’en Afrique du Sud, la domination britannique s’affirmait au prix de massacres des Zoulous et des Boers (fermiers libres franco-néerlandais) et des premiers camps de concentration, sur fond de course à l’or et de crise boursière.
C’est bien l’horizon de l’œuvre de Steven Cohen : comment le raffinement cohabite ou dialogue avec l’horreur, comment il peut en être simultanément l’expression et l’antidote.
L’artiste se confronte aux oppressions sociales, raciales et sexuelles et aux forces d’exclusion de la différence — celles qu’il connaît et a traversé comme homme blanc, sud-africain, juif et queer (plus que gay) : la mémoire du génocide des juifs comme le rejet de la différence sexuelle traversent l’ensemble de son œuvre. Il ne parle pas pour les autres — ni pour les femmes noires, ni pour les pauvres, par exemple. Mais sa dénonciation des cadres du patriarcat et des pouvoirs oppressants — depuis son point de vue donc — résonne au-delà de sa seule situation, parce qu’il révèle des structures, des machinations et des apories sociales coupables. Et il s’exprime en tant qu’homme blanc et artiste, ce qu’il considère comme deux positions privilégiées, une forme de luxe dont il s’attache à profiter pleinement, c’est-à-dire sans compromis et sans condescendance pour lui-même. Ce luxe est à la fois celui de l’élégance et de la radicalité.
Enfin, s’il se définit comme queer, c’est pour marquer moins une catégorie d’appartenance qu’une absence d’assignation, au contraire — préférant inquiéter plutôt que revendiquer. C’est un autre aspect, essentiel, de cette œuvre protéiforme : défaire les assignations pour révéler le jeu des pouvoirs et, au même moment, réouvrir les possibles.
Défaire les assignations, cela vaut pour lui-même comme pour les êtres chers, l’histoire, l’imagerie artistique (culturelle, religieuse...). Si Steven Cohen entretient un lien si intense avec l’histoire de l’art (représentations et pratiques – religieuses, savantes comme populaires ou vernaculaires), avec l’histoire (notamment à travers les lieux qu’il choisit pour ses performances publiques) et d’une façon générale avec la mort, ce n’est jamais nostalgique ou élégiaque : au contraire, il parvient ainsi à « losing the lost », perdre la perte ou les perdus, entretenir conscience et mémoire pour faire apparaître le nouveau.
Les figures dans lesquelles il se métamorphose, étrangement semblables et toujours différentes, aussi légères que les papillons dont il s’orne des ailes, sont à la fois des tombeaux et des catalyseurs, des alephs anonymes et des sorciers de la mémoire du futur.