Le Moyen-Orient occupe régulièrement une large part de l’actualité internationale. Entre héritage culturel inestimable et pétrodollars, radicalisations religieuses et néo-libéralisme exacerbé, passé colonial et ingérence internationale, cette région du monde donne peut-être aujourd’hui l’image la plus exacte d’une mondialisation inconsciente et égoïste, sans histoire et sans mémoire, sans projet et sans destin, dans ce qu’elle a de pire. Ce qui s’y passe exemplifie et précède sans doute le désordre des vies et des systèmes politiques et sociaux qu’un XXe siècle oublieux nous a légué.
Que peut l’art devant les violences qui en découlent autant que les souffrances et les irresponsabilités politiques ? Probablement rien. Sauf à penser que nous ne sommes pas innocents de ce qui se passe là-bas, que réfléchir une situation c’est entreprendre de se penser soi-même, qu’il existe un espace entre indifférence et ingérence. Sauf à prendre en compte que ce qui se passe là-bas nous regarde et nous implique, que l’histoire autant que la discussion collective participent à penser le présent et que le déni est aussi nocif que l’attentisme. Sauf à accepter que la première action possible est sans doute de sortir des discours simplistes, reprendre les généalogies et opposer l’écoute à tous les emportements. L’Europe n’existe pas sans le Moyen-Orient : ce qui se passe 4000 km plus à l’est a autant d’origines que de conséquences en Europe.
Pendant 4 jours, nous voudrions faire de L’ÉCHANGEUR un lieu de discussions sur les outils dont nous disposons pour construire un regard et une implication responsable et critique sur ce qui se passe ici, sur ce qui se passe ailleurs, et plus spécifiquement sur la façon dont le théâtre peut se nourrir des sciences humaines pour participer, en tant que fabrique collective de représentations et de récits, à mettre des mots sur la confusion généralisée, les désespoirs autant que les possibilités de vie (ce que nous faisons là). Nous ne prétendons à aucune solution, nous ne sommes même pas un groupe constitué mais trois équipes de création rassemblées. Nos préoccupations nous ont réunis avant nos solutions ou propositions. Nous proposons, durant ces quatre jours à l’Echangeur, nos spectacles qui sont l’aboutissement de nos recherches. Et nous invitons à nous rejoindre d’autres collectifs et des amis avec lesquels nous partageons préoccupations et attentions. Nous souhaitons dresser une table commune ouverte à tous. Car si nous sommes inquiets, nous ne sommes pas démunis. Si nous sommes bouleversés, nous ne sommes pas inconscients pour autant. Les spectacles qui seront présentés ne sont pas des réponses, mais l’exercice de la volonté et l’entretien de la réflexion collective qui reste à mener sur ce qui nous unit et sur ce qui relie, inextricablement, l’Europe et le Moyen-Orient, le passé et l’aujourd’hui, au delà des discours simplistes attisant les peurs et les hystéries.
Avec DÉCRIS-RAVAGE, un spectacle en quatre épisodes, Adeline Rosenstein entreprend une traversée critique et historique de la Question de Palestine.
Entre théâtre documentaire et conférence inattendue, mêlant sources historiques et œuvres de dramaturges arabes, elle y décrit autant 200 ans d’histoire palestinienne que les liens anciens entre l’Europe, cette partie du monde arabe et les peuples qui l’habitent. Décris-Ravage aborde ensemble l’art et l’histoire politique, montrant sans le dire comment les artistes ont participé, depuis Napoléon, à faire du peuple palestinien une victime, que l’on plaint tout en pensant savoir mieux que lui ce qui lui est nécessaire et vital. Rappelant alors une histoire en grande partie méconnue, e spectacle ausculte ainsi à la fois une situation donnée et les manières de transmettre l’histoire, déjouant les simplismes partisans et reliant à nouveau inventivité et lucidité contre l’hystérie et le passé réifié mis au service de la violence.
C’est à l’exemple libanais que fait référence Sandra Iché avec WAGONS LIBRES et VARIATIONS ORIENTALISTES. Le premier s’intéresse aux représentations du Liban dans les discours des Libanais et des Européens. Après la guerre civile (1975-1990), des intellectuels libanais bientôt réunis notamment autour de Samir Kassir rêvèrent d’un Liban comme synthèse et carrefour entre orient et occident – une sorte de troisième voie dont la puissance et l’inventivité naîtraient du syncrétisme. Vingt ans plus tard, l’énergie inventive et les espoirs critiques de ces anciens militants de « la gauche arabe » paraissent disqualifiés par les puissances néo-libérales et religieuses, dont le règne passe par une violence, économique, sociale, physique.
Sandra Iché use d’un procédé d’entretien qui tente de déjouer leur mélancolie impuissante en leur proposant de parler depuis 2030 du Liban d’aujourd’hui : ce sont les « archives du futur ». Dans une forme déconstruite du documentaire mêlant archives sonores et visuelles, notes de travail, voix off, témoignages, cadrages et mises au point, Wagons libres interroge la fabrication de l’Histoire en amarrant la réalité à la fiction – non pas comme un mensonge, mais comme un troisième œil, une amplitude – et en traçant des itinéraires possibles vers des réinventions de soi dans le monde. Ce qui se retrouve dans Variations orientalistes, pour lequel elle propose à quatre collaborateurs de parler du Liban – où ils ne sont jamais allés – comme d’un pays connu, visité. Dans ces Libans inédits surgissent ensemble des fantasmes propres aux corps de ces quatre Européens, faits de l’héritage orientaliste et de ses renouvellements contemporains, et des Libans possibles : se donnent à voir que la fabrique de nos représentations de l’autre, histoires et territoires, opère par choix, selon qu’on veut les arrêter ou en éprouver le mouvement.
Dans DAECH (TITRE PROVISOIRE), Éric Vautrin se donne la tache incertaine de décrire la situation qui donna naissance à l’État Islamique, comme on le nomme à tort, et ses évolutions récentes. Confrontant autant que faire se peut la littérature parue sur le sujet et les dossiers journalistiques, hasardant traductions et topographies peu sûres, il tente de résumer les cinq années récentes et de replacer les différents protagonistes d’une situation tragique tout en interrogeant la façon dont nous mêlons jusqu’à les confondre récit historique et représentations, savoirs et fictions, affirmations scientifiquement certifiées et positions idéologiques.
BAYBARS – DE L’IMAGINAIRE DES VILLES de Waël Ali et Francis Guinle est une sïra, une « épopée populaire ». Baybars vit au temps des croisades et il les raconte, épopée du simple reprise d’une lignée de maîtres-conteurs. Mais BAYBARS – DE L’IMAGINAIRE DES VILLES est aussi l’histoire d’un manuscrit qui se trouve à Damas, de voyages effectués pour accéder à un texte en langue étrangère, l’histoire de la ville que le narrateur-voyageur découvre alors qu’il se promène dans les récits ainsi que dans les villes de l’ancien conteur. Ce sont ces traces, fragiles et en métamorphose, des villes dispersées dans un vieux manuscrit et sur le chemin qui mène à lui, des liens ténus entre un manuscrit et une tradition orale…
Aurélie Ruby mène les WINTER GUESTS. Ils sont réfugiés, migrants, demandeurs d’asile, étrangers, exilés, intégrés, révolutionnaires, étudiants, acteurs pour l’occasion – mais ils avant tout cette jeunesse oubliée du printemps arabe, celle qui a crié Liberté au péril de sa vie, et qui subit aujourd’hui l’une des plus graves catastrophes du XXIe siècle. Ils ont trouvé refuge – le mot est trop fort – à Paris. WINTER GUESTS est l’histoire de leur nouvelle vie d’apatrides, de ce qu’elle engage et de ce qu’elle provoque.
Leyla-Claire Rabih présentera, à travers une lecture d’extraits, son projet à venir intitulé CHRONIQUE D’UNE REVOLUTION ORPHELINE, qu’elle conçoit comme une trilogie sur la révolution syrienne à partir des textes de Mohammad Al Attar. Les trois actes esquissent une histoire de la révolution syrienne, de l’enthousiasme des débuts des manifestations au pays ravagé et déchiré, en passant par les tentatives de documenter et de dire l’oppression au quotidien.
Avant, entre et après les spectacles, nous vous convions à des échanges et des discussions autour d’un verre ou d’un dîner sur les liens entre savoirs, histoires, représentations et fictions ou la transparence possible – ou non – entre théâtre et sciences humaines, fabrique de spectacle et récits de l’histoire, création théâtrale et recherches académiques comme processus et renouvellement de notre place dans le monde. Nous n’appelons ni à l’expertise ni à la leçon, mais à l’échange, à l’apaisement nécessaire à la lucidité et aux partages et discussions des connaissances et des points de vue. C’est bien le moins.